La Collection de Vigeant, maître d’escrime

Albéric Magnard était très amateur d’escrime, et l’une des meilleures lames de Paris. Cette activité a toujous fait partie de sa vie, ainsi que l’atteste cet extrait d’une lettre à Guy Ropartz : « Je regrette fort de vous avoir manqué, mais c’est un peu de votre faute, car vous avez sans doute oublié que je sors toujours le lundi et le jeudi jours de ma leçon d’armes. »

Cet article, du 25 février 1892, est consacré à Arsène Vigeant, un célèbre maître d’escrime que Magnard avait pour professeur, et qui lui-même considérait Magnard comme son meilleur élève.

Peu de temps auparavant, Magnard lui avait dédié sa pièce pour piano intitulée « En Dieu mon espérance et mon espée pour ma défense ».

Au Jour le Jour

LA COLLECTION DE VIGEANT

Ma collection d'escrime - Page de garde

Sous ce titre : Ma Collection d’escrime, Vigeant vient de publier l’inventaire des merveilles qu’il a lentement, patiemment accumulées : manuscrits, albums, livres, aquarelles, dessins, portraits, estampes, armes. M. Paul Eudel, dans Collections et Collectionneurs, donne, en 1885, le nom des amateurs d’escrime archéologique ; il en compte sept, non compris Vigeant, que sa bibliothèque, unique en France, met hors de pair, et constate que les recherches des beaux documents de ce genre, commencées il y a trente ans environ, sont aujourd’hui presque inutiles faute d’objet. Le musée du célèbre maître d’armes a donc une valeur inappréciable ; collectionneurs et érudits se réjouiront de le pouvoir connaître en détail.

Arsène Vigeant
Arsène Vigeant

Le livre satisfera les bibliophiles les plus grincheux. Suivant son habitude, Vigeant en a confié l’édition à M. Motteroz, l’a fait tirer à deux cents exemplaires et s’est bien gardé d’omettre au verso du titre la mention : « Cet ouvrage, ainsi que les précédents du même auteur, ne sera jamais réimprimé » ; la loyauté et la passion du collectionneur éclatent dès le début. Le texte s’égaie de vignettes signées Fréd. Régamey, le peintre bien connu par ses études et ses fantaisies sur l’escrime. La réunion, en un austère cabinet de travail d’un fleuret, d’un chat et d’un maître d’armes, a fourni à l’artiste un thème spirituel qu’il répète avec de curieuses variations.

Je ne suis ni bibliophile ni collectionneur et cependant ce livre m’a fort intéressé. J’avoue d’ailleurs mon goût des catalogues ; ils me reposent de la littéraire contemporaine. Presque toujours le plan en est d’une rigoureuse logique ; les moindres détails y sont reliés par une idée générale satisfaisante. Pour peu qu’on pratique l’art auquel ils ont trait, la lecture en devient passionnante.

Que d’imprévus dans ces files de titres ! Le n° 51 de la collection Vigeant me révèle l’existence de deux concertos pour violon, composés par le chevalier de Saint-George, ce curieux produit d’une négresse et d’un contrôleur des finances. Les connaissances de technique musicale étaient décidément très répandues au siècle de Diderot ; nous ne nous en souvenons pas assez.

Plus loin, je découvre un poème (didactique) et une aquarelle de Lafaugère ; mais rien ne doit étonner de ce diable fait escrimeur. La plume alerte de Vigeant a fixé le souvenir des désopilantes fumisteries auxquelles il se plaisait – en toute sécurité : exécutant prodigieux, il ne connut pas de rival. Lui, il fallait le prendre au sérieux bien qu’il fut chauve comme un roc et grand comme un chien assis. Oyez plutôt. Lorsqu’on l’envoya à Toulouse occuper une place vacante de maître d’armes dans les grenadiers de la garde, ses confrères, gaillards de six pieds six pouces, furent blessés au vif d’avoir à compter sur un nain. Le matin de son arrivée, comme il se promenait avec un ami sur les allées Villeneuve, en attendant l’heure du repas, un de ces colosses l’aborda. – « C’est toi Lafaugère ? – C’est moi Lafaugère. » Et, non sans ricaner, l’ancien envoie au nouveau une taloche à démolir un rempart. Le petit bonhomme ne broncha pas plus que si une mouche l’eût frôlé ; il se retourna seulement vers son compagnon et, d’un air indifférent : « Faut-il le tuer avant ou après le déjeuner ? » La réponse ne nous est pas parvenue, mais le butor fut enterré le lendemain. Gageons que M. Laur ne connaît pas cette anecdote.

Voici, daté 1828 :

« L’art de ne jamais être tué ou blessé en duel sans avoir pris aucune leçon d’armes et lors même qu’on aurait affaire au premier tireur de l’univers. Ouvrage indispensable à tout homme qui porte culotte et à toute femme qui mérite d’en porter, par Fougère, ex-maître d’armes de la vieille garde. »

Le grognard était spirituel ; je me souviens d’avoir lu la préface de son volume ; l’almanach l’a reproduite ; c’est un petit chef-d’œuvre d’humour.

Dans la série des livres italiens je relève cet ouvrage de Quintino, 1613 :

« Givielo di sapienza nel quale sicontengono mirabili sureti e massarei avertimenti per difendersi da gli huomini e da molte animali. »

Et dans celle des dessins, ce croquis à la plume :

« Jeune singe prenant une leçon d’armes d’un vieux singe en maître d’armes. »

Je sais des escrimeurs, d’ailleurs renommés, qui ne songeront même pas à s’en offenser.

Des armes. Deux rapières en usage dans les salles au commencement du dix-septième siècle ; les lames mesures 1m20 et se terminent par un bouton de fer boulonné. Heureuse époque où l’on ignorait l’usage du gant et du masque ! Puis c’est la dextrochère, lame-en-seigne que seuls les vingt maîtres d’armes de l’Académie du Roi, à Paris, avaient le droit de placer à l’entrée de leur salle dans une main de fer ou de bois. Enfin, deux reliques : un fleuret de Saint-Georges ; le fleuret avec lequel Jean-Louis, septuagénaire et aveugle, donnait encore leçon ; le glorieux fondateur de l’école contemporaine était un obstiné.

Pour compléter l’intérêt de sa publication, Vigeant a demandé une préface à M. Emile Gautier, des vers à M. Louis Tiercelin et a écrit lui-même une notice sur ces primitifs de l’escrime, dont il possède tous les ouvrages. En quelques phrases concises, il résume et explique leurs qualités et leurs défauts ; ne rions pas de leurs lourdes armes ou de telle attitude compliquée ; nous sommes plus agiles et plus simples, ils étaient plus vigoureux et plus imposants ; nous devons, dans tous les cas, le respect à ceux vieux maîtres en fait d’armes et de psychologie qui gravaient sur leurs épées de salle : « Si le cœur te fault, ne te fie pas à moy. »

M. Tiercelin (à qui nous reprocherons de ne plus quitter Rennes) chante la noblesse de l’escrime en des strophes robustes, dignes de la foi et de l’héroïsme bretons.

Dans la préface de M. Gautier, quelques pages magistrales consacrées à la philosophie du fleuret. « L’exécution d’une phrase d’escrime » dit-il, « prend, à l’assaut, l’aspect et le sens profond d’une opération intellectuelle où il y aurait à la fois de l’art, de la science et de la vertu. » Et il montre la difficulté toute cérébrale, non seulement des coups composés, mais des coups élémentaires, de ces attaques et de ces parades simples qui sont le triomphe d’un tireur ; ces mouvements n’ont d’effet utile que si l’exécution s’en est pour ainsi dire confondue avec l’idée, ce qui suppose une soumission absolue et immédiate des muscles au cerveau. L’escrime excelle à stimuler, à développer la volonté.

On ne saurait donc trop en recommander l’étude aux artistes : en art la volonté est tout ; quand se rompt l’équilibre entre la conception et l’action, viennent le découragement ou la déchéance. Et ces raisons seraient vaines qu’il faudrait encore défendre l’escrime, avec le poète breton.

Pour qu’un peu de fer luise en ce siècle d’argent.

Bienvenue au nouveau livre du maître !

Albéric Magnard.