Les XX, cercle artistique bruxellois d’avant-garde

Dans Le Figaro du 16 février 1890, Albéric Magnard rend hommage aux « XX », un cercle artistique d’avant-garde très actif à Bruxelles entre 1883 et 1894, avant de laisser la place à La Libre Esthétique.

Les liens entre Magnard et la Belgique sont intenses et nombreux. Son père était né à Bruxelles ; cela lui vaudra du reste quelques désagréments, qui n’épargneront pas son fils. Octave Maus, le fondateur de ces « XX », était un des meilleurs amis d’Albéric ; toute leur vie, ils sont restés en contact rapproché. Octave Maus, était en pointe de tout ce qui faisait l’avant-garde artistique à Bruxelles. En partie grâce à lui, les œuvres de Magnard y ont été souvent jouées de son vivant (certaines y ont même été créées : les Six Poèmes en Musique, l’opéra Yolande, la Deuxième Symphonie, le Quintette – quant au Quatuor, bien que créé à Paris, il l’a été par le Quatuor Zimmer de Bruxelles), et plus près de nous, c’est à Bruxelles, en 2002, que l’on rejoua pour la première fois la Première Symphonie, qui n’avait plus été jouée en public nulle part depuis sa création en 1893. Et pourquoi, quand, « poursuivi par les maisons à 6 ou 7 étages, et à quadruples dômes en casque de prussiens, écœuré par les concierges, les domestiques, les sixièmes, etc… », il a « lâché Paris », s’est-il installé dans l’Oise, vers la Belgique (où l’Oise prend justement sa source), plutôt que vers l’Ouest, l’Est ou le Sud, et a-t-il choisi Baron comme résidence définitive ? Peut-être parce que la Belgique a été, de loin, la destination le plus souvent choisie par Magnard, puisqu’il s’y est rendu une dizaine de fois.

 

LES XX

Vingt jeunes peintres et sculpteurs belges ont eu l’idée d’organiser, à Bruxelles, une insurrection méthodique contre l’art officiel. Chaque année, dans les salles de l’ancien Musée royal, ils exposent non seulement leurs œuvres, mais celles de tous les novateurs qui ont répondu à leur invitation. Nulle distinction de race ou de nationalité. De l’enthousiasme et de l’audace, et l’on est le bienvenu parmi eux. Les associations de ce genre durent peu, en général : le succès et l’insuccès amènent des jalousies et des lâchetés, et l’intérêt personnel détruit en peu de temps ce que l’intérêt commun avait laborieusement édifié.

Les XX en sont à leur septième exposition ; c’est dire qu’ils ont toujours eu le courage d’étouffer les vanités naissantes et de ne pas oublier leur raison d’être : l’art libre. À leurs débuts, honnis, bafoués, conspués, ils ont tenu bon : maintenant ils sont célèbres en Belgique ; la revue et la caricature n’ont garde de les négliger.

C’est pourquoi ils essaient, osent tout. Estimant qu’à notre époque de raffinement intellectuel, les arts ont intérêt à se rapprocher, sinon à se fusionner, ils ont fait appel à la musique, et, depuis quatre ans, donnent des concerts dans leur exposition.

C’est M. Octave Maus, secrétaire (les XX se passent de président), qui organise avec une rare intelligence ces matinées musicales, consacrées pour la plupart aux œuvres de notre jeune Ecole française : C. Frank, de Castillon, E. Chabrier, E. Chausson ont là-bas une renommée populaire : ces jours derniers encore V. d’Indy a été acclamé par le public enthousiaste. Des noms nouveaux figurent sur les programmes, et P. de Bréville, Vidal, Ch. Bordes seront sans doute connu à Bruxelles avant de l’être de notre grand Paris. Le concours du célèbre violoniste E. Ysaÿe donne à ces séances un éclat exceptionnel. Ysaÿe n’est pas seulement un admirable virtuose ; il a su former un quatuor qui est perfection même ; nous regretterons toujours que de tels exécutants viennent si peu parmi nous. Le succès va grandissant d’année en année ; peut-être les XX parviendront-ils à constituer un orchestre et à faire entendre autant d’œuvres exclues de nos concerts.

Quoi qu’il en soit, Octave Maus et ses amis ont déjà rendu à l’art d’immenses services, et ce n’est que justice de le dire bien haut. Rien de plus noble que l’union de ces jeunes gens pour la propagation des idées et des œuvres sincères, que la résistance énergique à la cabale des parvenus. Un désintéressement si rare doit être signalé. Il faut aussi que l’on sache combien de sympathie nous comptons en Belgique, avec quelle cordialité sont reçus et fêtés partout nos peintres, nous littérateurs et, en particulier, nos musiciens.

Albéric Magnard.

Lettre à Guy Ropartz (février 1889)

[Paris,] Mercredi soir [février 1889]

Cher ami, (j’avais mis Monsieur, gaga ! gaga !)

Tonnerre de Dieu ! oui, mon cher, tonnerre de Dieu ! Je suis dans la même impasse que vous, je suis comme un fiacre dans la rue Richelieu ; est-ce que je lâche pour cela ? Comment, vous trouvez un superbe sujet[1], le développement scénique et musical du Sonnet d’Armor avec un cadre plus grand, la mer, et vous vous arrêtez parce que vous n’êtes pas satisfait d’une malheureuse scène, et vous mettez dans vos paysages bretons un morceau qui n’était pas un paysage breton. Ropartz, cher ami, où puiserions-nous notre orgueil d’artiste, si nous n’avions qu’a prendre la plume et à noircir du papier. Pâlissons, maigrissons, vomissons, crevons, mais ne reculons jamais devant l’obstacle. Le jour où [nous] reculons, nous sommes foutus. Une seule lâcheté appelle mille autres lâchetés, nous ne faisons plus que ce qui nous paraît facile a faire, c’est-à-dire des ordures, et alors nous roulons sur les degrés d’une immense échelle dont les barreaux sont le public, enchanté de flatter celui qu’il comprend si bien et de le porter et de le soutenir jusqu’à ce qu’il tombe dans le monument qui soutient l’échelle : l’Institut, la boîte où les talents sont brevetés. Tonnerre de Dieu ! Flanquez votre histoire mélancolique dans les cartons, mais ne la lâchez pas !

Le ton de votre lettre m’indique que vous n’allez plus moisir bien longtemps chez les barbares d’outre-baltique. Tant mieux, il y a si longtemps que je n’ai eu avec vous une de ces petites entrevues où on se dit autre chose que des inutilités.

Mon père ne sera de retour de Nice que dans quelques jours ; je ne puis donc lui transmettre de suite vos remerciements. D’ailleurs, faites-les vous-même ; loin de l’importuner, vous lui ferez plaisir.

Je fais de la fugue, de la fugue et encore de la fugue ; mes développements sont bêtes, mes contre-sujets foireux, mes contrepoints maladifs. Bref je suis dans un spleen à découper au couteau, comme les brouillards londoniens. Mais je m’obstine, et quand quelque chose ne va pas, je le recommence plutôt dix fois. Je claquerai ou je vaincrai, à moins que je n’aie rien dans les intestins, ce qui est encore possible. Doute de soi-même. Effroyable. À vous.

A. Magnard

[1] La raison principale du voyage de Ropartz en Scandinavie était la recherche de documents destinés à l’élaboration de son premier opéra, Pêcheur d’Islande, sur un livret de Louis Tiercelin, tiré du roman de Pierre Loti.