Préface de Bérénice (intégralité)

Je veux tout d’abord rassurer les admirateurs de Racine. J’aime trop sa Bérénice pour ne pas l’avoir respectée.

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois
Et crois toujours la voir pour la première fois.

Quel musicien serait assez téméraire pour ajouter des notes à ces alexandrins, d’un charme si profond, d’une fluidité parfaite que, seuls avec le divin maître, ont hérités des Muses Virgile et Lamartine ?

Les chefs-d’œuvre de la littérature n’ont rien à craindre de mes violons et de mes flûtes. Je laisse à des compositeurs illustres le tort d’avoir été moins scrupuleux que moi à leur égard.

Ce n’est pas à Racine, d’ailleurs, que je dois l’idée première de mon œuvre, mais à un amateur d’art, esprit curieux, passionné, dont l’enthousiasme batailleurs semble défier l’injure du temps. Pourquoi ne pas le nommer ? Tous les musiciens le connaissent. C’est de Paul Poujaud qu’il s’agit.

Un jour qu’au sortir de quelque concert je lui parlais de la difficulté de trouver de bons sujets lyriques :

– Mais, me dit-il, les meilleurs sujets, ce sont les plus connus. Tenez, il y a une figure de femme qui vous conviendrait à merveille.
– ?
– Bérénice.

Le soir même, cette reine charmante s’emparait de mon esprit.

De retour au foyer, j’empoignai le tome II de mon Larousse. Ah ! l’odieux dictionnaire, plein d’outrecuidance, bourré d’erreurs, empoisonné d’une esthétique d’épicier et d’un rationalisme de pharmacien. Je ne suis pourtant qu’un ingrat d’en médire car j’y trouvai un renseignement précieux. J’appris qu’il avait existé une autre Bérénice, non moins célèbre que la reine de Judée, une Bérénice égyptienne qui, pour hâter l’heureux retour de son mari parti en guerre, coupa sa chevelure et l’offrit à Vénus Aphrodite. Attribuer ce sacrifice à l’amante de Titus fut l’affaire d’un instant. Je tenais le dénouement de ma tragédie avant de l’avoir commencé.

Je consultai Duruy. J’y lus que Bérénice avait quatorze ans de plus que Titus, soit cinquante-deux ans quand il devint empereur. L’image d’une vieille dame du musée de Lille, peinte par Goya, vint aussitôt s’offrir à mes yeux. Je chassai sans crainte cette allégorie de la vérité historique, vérité très relative et dont un artiste ne doit jamais s’embarrasser. Abandonnons pareil souci à ces savants en us qui, après toute une vie de recherches laborieuses, découvrent enfin… la tiare de Saïtaphernès. D’un coup d’archet magique, je rajeunis Bérénice de vingt-deux ans. J’en fis une femme belle et ardente, dans la plénitude de la vie amoureuse.

Racine m’avait donné l’exemple. Je le relus avec délices. Quel dut être l’enchantement d’une La Fayette ou d’une Sévigné quand elles entendirent cette troublante tragédie de cour, qui émut, dit-on, jusqu’à l’âme féroce de Condé. Le chef-d’œuvre me sembla, au reste, aussi éloigné que possible de l’art lyrique.

Je passai à la comédie héroïque de Corneille. J’allais m’assoupir quand l’éruption du Vésuve me réveilla. Afin de me remettre, je relus le Cid d’un trait et j’y pris de nobles conseils pour mon dernier acte.

Je remontai aux sources. J’ânonnais quelques fragments de Dion, de Tacite et de Suétone dont l’invitus invitam me frappa. Cette forte expression, que j’aurais voulu trouver dans Tacite, n’a pas d’équivalent en français mais elle peut se traduire en musique. Là était le nœud de l’action. C’est à cette contrainte qu’il fallait la réduire. Je débarrassai mon scénario de tout ce qui ne s’y rapportait pas. Je n’adjoignis à mes deux amants qu’un personnage imaginaire, Lia, nourrice de Bérénice, qui facilitait mon exposition, et un personnage historique, Mucien, rival puis allié de Vespasien, à qui ce dernier dut l’empire. J’en fis un vieux Romain classique qu’il ne fut certainement pas dans la réalité.

Il ne me restait plus qu’à me créer une atmosphère d’harmonie douloureuse et de tendresse sacrifiée. Je m’absorbai dans le quatrième livre de l’Enéide. Arrivé au Saltem si qua mihi je partageai l’enthousiasme de Berlioz pour le roi des poètes et je résolus d’aggraver les raisons qu’ont mes amants de se fuir en frappant Bérénice de stérilité.

J’ai employé dans l’exécution du poème la prose rythmée qui m’a déjà servi dans mes livrets antérieurs. On y trouvera en abondance les mètres de six, huit, dix et douze syllabes. Si je n’ai pas évité les hiatus, j’ai parfois dissimulé les rimes qui se présentaient sous ma plume, non de simple parti pris, mais parce qu’à mon sens elles auraient fait double emploi avec la musique.

Ma partition est écrite dans le style wagnérien. Dépourvu du génie nécessaire pour créer une nouvelle forme lyrique, j’ai choisi parmi les styles existants celui qui convenait le mieux à mes goûts tout classiques et à ma culture musicale toute traditionnelle. J’ai seulement cherché à me rapprocher le plus possible de la musique pure. J’ai réduit le récitatif à peu de chose et j’ai donné à la déclamation un tour mélodique souvent accentué. L’ouverture est de coupe symphonique, le duo qui termine le premier acte de forme concertante. J’ai employé la fugue dans la méditation de Titus, la douce harmonie du canon à l’octave dans toutes les effusions d’amour. Enfin, je ne me dissimule pas que le rythme qui accompagne le retour de Titus au troisième acte a un peu trop l’allure d’un finale de sonate. Il est possible que ma conception de la musique dramatique soit fausse. Je m’en excuse d’avance auprès de nos esthètes les plus autorisés.

On reprochera à mon œuvre d’être dénuée d’action et de mouvement. Racine a répondu de lui-même à cette critique dans la préface de Bérénice :

« Ce n’est pas une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet ; mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens. [ … ]

Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions. »

Les arguments de Racine n’ont rien perdu de leur valeur. Au vingtième siècle, comme au dix-septième, une relation théâtrale simple, dénuée d’incidents, reste légitime. J’ai pensé avoir le droit d’écrire une pièce où l’intrigue se réduit à un débat de conscience, comme je crois avoir celui d’admirer Timon d’Athènes autant que Macbeth, Tristan et Iseult autant que les Maîtres Chanteurs.

Quel sera le sort de ma nouvelle tragédie ? Est-elle destinée, comme Yolande, à tomber dans l’oubli après deux représentations tumultueuses ? Sera-t-elle condamnée, comme Guercœur, à moisir sur les rayons de ma bibliothèque ? Je ne m’en soucie outre mesure, étant de ces privilégiés qui n’ont pas à gagner leur vie. Quoi qu’il en soit, je fonde plus d’espoir sur Bérénice que sur Titus ; j’ai plus de confiance en mes lectrices qu’en mes lecteurs.

C’est que, ayant dit adieu à la jeunesse, je comprends mieux chaque jour combien la femme est meilleure que l’homme. Nous ne lui donnons que les éléments de la vie. Elle les transforme dans son corps d’abeille ; elle les transfigure dans son âme de fée. Accoutumée, dès l’adolescence, à l’inquiétude et à la douleur, elle est plus accessible que nous à la pitié ; son indulgence est moins théorique, sa générosité plus active. Aux heures mauvaises de la vie commune, à l’instant aigu des âpres querelles, la femme garde parfois un peu plus de la vaillance de Bérénice ; l’homme s’abaisse toujours à la lâcheté de Titus.

Le règne de cet empereur populaire fut de courte durée. Il s’éteignit à quarante ans, épuisé par la fièvre. Comme on le promenait dans ses terres patrimoniales de la Sabine, qu’il avait voulu revoir, il écarta les rideaux de sa litière, contempla toutes choses et s’écria en pleurant : « Hélas ! pourquoi mourir si jeune ? Il n’est cependant, dans toute ma vie, qu’un acte dont j’aie le repentie. »

Les historiens ont appliqué en vain leur imagination au secret de cette énigme. Le seul crime qu’ait pu se reprocher Titus, au moment sacré où toute son existence se déroulait devant lui, c’est l’abandon, sans motif absolu, d’une maîtresse adorable et qui l’aimait.

Fût-il empereur, fût-il dieu, quand un homme connaît les délices de l’amour partagé, gardons-nous de le plaindre s’il détruit son bonheur. Il a mérité le châtiment suprême.

Albéric Magnard.
manoir des fontaines
Avril 1909