Lettre à Emile Cordonnier (1er janvier 1909)

Baron, 1.1.1909

Vieux magistrat,

Tu n’es pas venu nous voir l’an dernier et je me brouillerais définitivement avec toi si je ne pensais avoir besoin de ta haute influence pour détourner le cours naturel de la justice, quand j’aurai commis quelque crime ou simplement quelque outrage public à la pioudeur[1] !

Nous irons vous demander à déjeuner un jeudi, quand nous ne serons plus bloqués par les icebergs. Ne vous plaignez pas du froid, car ici nous n’avons pas trop chaud et nous allons nous trouver une fois de plus sans domestique.

Depuis un an, nous vivions tant bien que mal, avec le secours d’un jardinier âgé et incapable et de sa femme, qui venait laver la cuisine et la vaisselle.

Le matin de Noël, emporté par ma nature conciliante, j’ai traité le vieux de chameau. Cette épithète lui a paru incompatible avec la température que nous subissons en ce moment. Il m’a donné son mois avec dignité. Je l’ai traité alors de dromadaire et cette seconde épithète, qu’il n’a peut-être pas bien comprise, lui a paru plus acceptable que la première.

La question des larbins est insoluble à la campagne. Notre existence en est empoisonnée.

Comment va votre charmante femme et qu’advient-il des quatre fils Aymond[2] ?

Le nôtre est toujours en Angleterre. Le directeur de l’école est assez content de lui et je le fais préparer à entrer l’an prochain, dans une école d’élevage car le gaillard prétend s’intéresser à la reproduction des poules et des canards. Cela vaut toujours mieux que d’aller au café.

A bientôt, vieil ami. Mes respects à Madame Cordonnier et nos vœux les plus affectueux pour l’année nouvelle.

A. Magnard

[1] Plaisanterie faisant allusion à l’incident avec le domestique Bellemère, quatre ans auparavant, et à la salvatrice intervention de Cordonnier pour tirer d’embarras le musicien.

[2] Manière plaisante de désigner les quatre fils du magistrat É. Cordonnier.