Lettre à Marcel Labey (31 mai 1906)

 [Baron,] 31.5.1906

Mon cher Labey,

Turlututu ! En continuant votre vie actuelle, vous risquez fort de devenir un musicien de salon. Ce serait dommage. La composition[1] que vous m’envoyez est faible et indigne de vous. Vous m’avez habitué a autre chose que ces fariboles, et je n’oublie pas que j’ai le plaisir et l’honneur d’être inscrit a la première page de votre œuvre la plus importante[2]. Je m’intéresse trop à votre travail pour ne pas vous crier : attention au volant de direction !

Je laisse de côté le poème qui est idiot et votre écriture qui est barbare et puérile, mais que vous modifierez quand vous voudrez en vous soumettant aux exercices d’assouplissement et a la discipline contrapuntique que Bach, Beethoven, Wagner, Schumann, Franck et d’Indy ont acceptée dans leur jeunesse, non sans maugréer d’ailleurs.

Prenons le fond même de ce Lied : je n’y vois rien de rien, pas un rythme, pas une phrase, rien que des notes qui dansent comme des petites folles dans votre royaume lunatique. J’espère que Madame Englebert[3] arrondit la bouche en cul de poule quand elle chante : « aux terriers des lapins !!! » Elle vous en a posé un rude en vous faisant écrire cela !

Progrès dans les transitions, mais il faut être attentif à varier le procédé « par répétition », qui est le meilleur. Vous voila d’autre part réconcilié avec la quarte et sixte, tant mieux, mais c’est un accord très affirmatif et qu’il faut employer avec précaution.

Apportez-moi votre symphonie[4] dans un mois. Nous verrons cela de près.

J’ai crocheté moi-même la Cathédrale de Baron[5], mais les objets d’art du sanctuaire m’ont tellement épouvanté par leur laideur que je me suis enfui avant d’en avoir commencé l’inventaire. Vous savez d’autre part que je suis en relations suivies avec le Capitaine Dreyfus[6] pour vendre la France et l’Allemagne à l’Empereur Guillaume.

Quel embarras pour vous, si vous commandez la section de service pour me fusiller !

Aoh ! Labey, let us rigolade a little !

Magnard

N.B. J’espère que vous avez de bonnes nouvelles de votre famille, et que le séjour en Suisse donne de sérieux résultats.

[1] Chanson du rayon de lune, op. 9, mélodie de M. Labey avec accompagnement de piano, sur un poème de Guy de Maupassant : « Sais-tu qui je suis » ?, le rayon de lune », composée l’été 1905 et donnée en première audition à la Société Nationale le 17.2.1906.

[2] La 1re  symphonie de M. Labey, dédiée à Magnard.

[3] Madame J. Y. Englebert, dédicataire de la Chanson du rayon de lune et cantatrice.

[4] Il doit s’agir de la 1re esquisse de la IIe Symphonie de M. Labey qui ne sera terminée qu’en 1908.

[5] Allusion aux inventaires réalisés à la suite du vote de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). Le village de Baron n’a qu’une petite église et Magnard plaisante sur l’actualité.

[6] 1906 est l’année de la réhabilitation complète de Dreyfus, qui sera réintégré dans l’année en juillet, avec le grade de chef de bataillon. Là encore. Magnard aborde avec humour un sujet qui l’opposait à Marcel Labey, comme à Vincent d’Indy, vigoureusement antidreyfusards.