Le « Chant de la cloche » de Vincent d’Indy

En avril 1892, Magnard est envoyé à Amsterdam pour rendre compte de la création du Chant de la Cloche de son maître Vincent d’Indy.

LE « CHANT DE LA CLOCHE » A AMSTERDAM

La Société « Excelsior » d’Amsterdam a consacré son second concert annuel au « Chant de la Cloche », de Vincent d’Indy. Couronnée au concours de la Ville de Paris, cette superbe symphonie avec chœurs fut jouée en 1888 aux concerts Lamoureux et à Angers, grâce à l’artistique initiative de M. Bordier. Depuis, la partition d’orchestre était restée dans les cartons d’un compositeur par trop modeste et la partition de piano dans ceux d’un éditeur par trop inintelligent. Aux Hollandais l’honneur d’avoir remis en lumière une des grandes œuvres de la musique contemporaine.

Nos critiques ne sont pas ingambes. J’ai rencontré aussi peu de Français à Amsterdam qu’à Karlsruhe il y a dix-huit mois, lors de l’exécution des Troyens. Plusieurs musicographes belges avaient annoncé leur venue. Seul, M. Maus, le solide champion de l’art moderne à Bruxelles, a tenu sa promesse. Le voyage de Hollande n’est cependant ni long, ni pénible, et d’admirables musées de peinture, des paysages enchanteurs, un accueil cordial valent bien quelques heures de chemin de fer.

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La Société « Excelsior » est une société chorale d’amateurs. J’avais peine à le croire en écoutant la répétition générale : les voix sont belles et, pour la franchise des attaques, la justesse des intonations, la finesse des nuances, ces dilettantes n’ont rien à envier aux meilleurs chœurs des théâtres français, bavarois ou saxons. C’est qu’en Hollande (comme en beaucoup de contrées du Nord) le goût de la musique vocale est très répandu. Les hommes aussi bien que les femmes de la meilleure société travaillent assidûment le solfège et ne laissent pas échapper une occasion de se réunir pour chanter ; on vocalise en ce pays comme chez nous l’on joue du piano, mais avec une gravité, une conscience, un respect de l’art qui manquent à nos amateurs.

L…, étudiant à Utrecht, fait toutes les semaines le voyage d’Amsterdam pour assister à la répétition d’ensemble ; M. D…, un des grands négociants de la métropole, me confie que son plus vif plaisir est d’organiser chez lui des quatuors vocaux ; sa femme et sa fille chantent les dessus ; lui-même ténorise ; et l’on invite quelque ami dont la voix de basse puisse soutenir le trio familial. Cette passion explique le nombre considérable des sociétés chorales. Celle dont il s’agit ici a une dizaine d’années d’existence. Ses membres (300 environ) paient chaque saison une cotisation de 10 florins (20 francs) ; avec le concours de quelques abonnés, ils n’ont pas de peine à couvrir les frais d’un orchestre et donnent annuellement deux grands concerts. Au premier de cette saison fut exécutée la messe de Requiem de Berlioz. On voit quelle place la société « Excelsior » fait dans ses programmes à la musique française.

Les exécutions ont eu lieu au Concertgebouw, une immense et magnifique salle avec orgue, d’une acoustique qui surprend tout d’abord, mais à laquelle on s’habitue. Remarquons à ce propos que Paris est la seule grande ville qui ne possède pas de salle de concert convenable ; nous seuls, avec notre universelle indifférence, pouvons sans rire ou sans rougir aller entendre du Beethoven dans un cirque.

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400 choristes et instrumentistes ont concouru à l’exécution du « chant de la Cloche », sous la direction de M. Viotta, docteur en droit. Je ne doute pas de la science juridique de M. Viotta, mais j’ai la certitude qu’il est un chef d’orchestre, comparable, pour le sang-froid et l’intelligence de l’interprétation, à nos célébrités parisiennes. Je ne lui reprocherai que l’exagération de quelques mouvements lents ; encore faut-il lui tenir compte des différences de race ; « adagio » n’a pas le même sens pour un Hollandais que pour un Français. M. Viotta a conduit l’œuvre d’un bout à l’autre avec une aisance et une sûreté d’autant plus admirables que, la veille au soir, pendant la répétition, on avait assassiné sa servante, puis défoncé son coffre-fort, et qu’il avait dû passer une nuit blanche en conversations inutiles avec des agents de police. Les crimes, il est vrai, sont si rares en Hollande que la peine de mort y est abolie depuis de nombreuses années.

L’orchestre, remarquable dans l’ensemble, a manqué de finesse dans certains détails. Quant aux chœurs, ils ont été au-dessus de tout éloge dans l’accompagnement de leur tâche difficile. Aucun mot ne peut exprimer les effets de sonorité obtenus de ces masses vocales ardentes et disciplinées, le timbre mystérieux des piano, la vigueur tonitruante des forte, dans les quatrième et cinquième tableaux notamment (la Vision et l’Incendie), les nuances ont été merveilleuses.

Mme Kempees, d’Amsterdam, a chanté le rôle de Lénore avec goût, mais sa voix manque de souplesse.

M. Lafarge, le créateur de Siegfried à Bruxelles, incarnait Wilhelm, le maître fondeur. Il sort grandi de cette nouvelle épreuve. Il a compris et rendu les contrastes d’un rôle complexe, s’est montré plein de charme dans la scène d’amour, a déployé toute sa force dans l’Incendie. Nous aurons bientôt l’occasion d’applaudir cet excellent artiste à l’Opéra-Comique.

En résumé, très belle exécution. Si j’ajoute que choristes et solistes chantaient tous en français, nous devons être doublement reconnaissants à la Hollande de l’honneur qu’elle vient de rendre à notre langue et à un de nos maîtres musiciens.

Le succès a dépassé toute espérance. La fin de la délicieuse scène d’amour a provoqué un frisson communicatif d’admiration ; après le tableau de la Fête, ç’a été un enthousiasme grandissant ; l’Incendie et la Mort, ces deux pages magistrales, ont valu à leur auteur une ovation sans fin. Le chef de la jeune école française se souviendra longtemps de cet hommage spontané, sincère d’un public pur de toute claque, et ses quelques amis présents de la joie qu’ils en ont ressentie.

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Il me faut dire un mot du banquet qui a terminé la soirée. Jusqu’au dessert, il m’avait paru ressembler à tant d’autres agapes du même genre, animé cependant d’une cordialité plus franche. A ce moment, le président de la société se lève et glorifie l’auteur de la « Cloche » et la musique française. M. V. d’Indy répond en termes émus et, dans une heureuse inspiration, boit aux dames absentes, à qui revient en si grande part le succès de son œuvre. A peine a-t-il terminé que tous nos hôtes se dressent le verre en main et, avec une sûreté extraordinaire, entonnent un « hoch » mouvementé suivi d’une large, sonore cadence parfaite. Rien de plus émouvant que cet applaudissement en musique, entièrement nouveau pour nous. Les toasts et les réponses se succèdent dès lors, ponctués de bravos en chœur, de chants populaires, de thèmes wagnériens auxquels nous finissons par nous mêler. Quelques heures durant, nous avons la sensation nette, intense d’assister à un de ces banquets qu’immortalisé le pinceau d’un Franz Hals ou d’un van der Helst.

On se sépare avec l’espérance de se revoir l’an prochain à une exécution des « Béatitudes » de César Franck, le maître méconnu.

Albéric Magnard.