Le violoniste Eugène Ysaÿe

En 1893, Eugène Ysaÿe était déjà un violoniste célèbre, aussi bien en tant que soliste, quartettiste, chef d’orchestre ou pédagogue. C’est lui qui créera, en 1902, la Sonate pour violon et piano que Magnard lui dédiera.

Magnard, Ropartz et Ysaÿe
Magnard, Ropartz (assis) et Ysaÿe (avec une pipe) à Nancy,
pour la création de l’Hymne à la Justice en 1903

Au Jour le Jour

YSAYE

Une fois n’est pas coutume : couvrons de fleurs la direction des beaux-arts et le gouvernement qui viennent de décorer un étranger illustre : le violoniste belge Eugène Ysaye. En France, le monde musical accueillera la nouvelle avec joie. En Belgique, elle est déjà fêtée : à Liège où Ysaye est né, à Bruxelles où sa classe du Conservatoire est célèbre, et dans toutes ces grandes et petites villes assez éprises de musique pour s’offrir chacune le luxe d’un Conservatoire, d’une salle de concerts et d’un théâtre.

Car c’est un grand artiste qu’Eugène Ysaye ; par sa virtuosité, il est l’égal des Thomson et des Sarasate, et sa souplesse d’assimilation, son intelligence rapide, sa mémoire impeccable en font un maître de quatuor et un chef d’orchestre auquel Joachim et les capellmeisters wagnériens seuls peuvent être comparés.

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Jusqu’à l’an dernier il était assez mal connu parmi nous. Il apparaissait de temps à autre, salle Pleyel ou salle Érard, à un concert de Mme Bordes-Pène ou de M. Braud, parfois à Marseille, souvent à Angers aux matinées de cette Association artistique qui, après dix-huit années de gloire, vient de s’effondrer sous l’effort de pitoyables rancunes politiques et privées ; mais les affiches de nos grands concerts restaient vierges de son nom. Peut-être sa fierté absolue n’avait-elle pu s’accommoder de l’autorité absolue de M. Lamoureux et de la diplomatie relative de M. Colonne ; peut-être aussi la prédilection du maître violoniste pour une nouvelle Ecole encore décriée avait-elle mis le public en défiance ; il n’y a pas si longtemps que les œuvres de C. Franck, C. Saint-Saëns, de Castillon, V. d’Indy, G. Fauré sont bien accueillies.

En avril 1892, Ysaye réalisa le projet longtemps caressé de se faire entendre à Paris avec le quatuor qu’il avait formé. Il donna, salle Pleyel, plusieurs séances de notre musique de chambre contemporaine. Le second violon, M. Crickboom ; l’alto, M. Van Hout – qui, par parenthèse, vient d’être nommé, à l’âge de vingt-huit ans, professeur au Conservatoire de Bruxelles ; – le violoncelle, M. Jacob, étaient dignes du maître ; depuis longtemps nous n’avions admiré une telle puissance de sonorité, une telle précision et, ce qui vaut mieux, une telle conviction artistique. Ce succès coïncidant avec la faveur croissante du public à l’égard des œuvres de la nouvelle École, la renommée d’Ysaye était maintenant établie, et d’un seul coup, dans notre capitale.

Il n’a pu ramener cette année ses collaborateurs, par suite d’une indisposition de M. Crickboom, mais il s’est fait entendre à la Société des concerts où l’exécution d’un concerto de C. Saint-Saëns lui a valu un nouveau triomphe.

Il y a quelques semaines encore, il réunit un orchestre à Bruxelles et organisa des festivals de musique française dans lesquels, avec un éclectisme qui l’honore, il fit figurer tous nos maîtres, depuis Gounod jusqu’à V. d’Indy.

L’exécution fut superbe et le succès complet ; on acclama le chef d’orchestre comme naguère le violoniste.

Ces détails valent d’être rappelés. En décorant Ysaye, ce n’est pas seulement à un des grands virtuoses de notre époque qu’on a rendu hommage, mais aussi à un des étrangers qui ont le plus fidèlement servi l’art français.

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L’homme n’intéresse pas moins que l’artiste. Il est de ceux dont l’image frappe, ne les eût-on que croisés dans la rue. Certes, la forme séduisante de ses feutres et de ses bonnets de fourrure commande l’attention, mais combien plus ce corps gigantesque et souple et ce pâle visage encadré de cheveux sombres, masque mat, fin, divers, vivant, digne du pinceau de Franz Hals ou de Manet ! Pendant l’exécution musicale, son être se transfigure, mais les gestes restent sobres et l’auditeur peut regarder le virtuose sans craindre d’être distrait ou gêné : l’instrument et l’homme font corps.

Le causeur est charmant, avec une tournure d’esprit, une vivacité primesautière qui le rapprochent beaucoup de vous. Dans les discussions d’art, il apporte une véhémence irrésistible et n’abandonne son contradicteur que quand il pense l’avoir réduit.

D’aucuns lui reprochent un mauvais caractère ; ils ignorent sans doute que les grands artistes sont de grands enfants dont il faut respecter l’exquise sensibilité, et qu’on doit tout leur pardonner quand ils ont, comme Ysaye, le sentiment le plus élevé de l’art et delà confraternité artistique. Qu’importent quelques violences ? Ne sont-elles pas justifiées bien souvent ?

Je me rappelle qu’un soir, à Bruxelles, dans un salon très fervent de musique, Ysaye venait d’attaquer une de ces sublimes sonates de Bach pour violon seul, miracles d’imagination, d’écriture – et de difficulté. Nous étions tous dans l’extase, quand la porte s’ouvre sans bruit, découvrant un domestique porteur d’un plateau de rafraîchissements ; en vain la maîtresse de céans lui fait-elle signe de s’éloigner ; il ne la voit pas, s’avance sur la pointe des pieds et commence à nous faire ses offres à voix basse. Ysaye s’arrête net, le foudroie du regard et lui jette un : « Sortez ! » dont la fureur retentit encore à mon oreille. Je crus que le malheureux, de terreur, allait s’écrouler le nez dans ses limonades. Il put gagner la porte en chancelant et Ysaye reprit la sonate avec une sérénité olympienne, sans qu’aucun de nous eût bougé ou soufflé mot.

J’avoue que des leçons aussi rudes et aussi méritées suffiraient à me rendre le célèbre violoniste sympathique, si je ne le connaissais pas, et j’applaudis encore M. Roujon d’avoir récompensé ce cœur droit dévoué à la France.

Albéric Magnard.