Guercœur de retour en son pays

Il est de ces événements en l’apparence anodins qui, parfois, peuvent durablement marquer les esprits. Osons le mot : sans conteste, l’audition du Guercœur d’Albéric Magnard est de ces événements.

« Un jour, dans ta patrie et sur toute la terre, le rêve de ta vie, Guercœur, doit s’accomplir. »

Acte I : Guercœur, Vérité, Bonté, Beauté, Ombres © Klara Beck

Ouvrage au destin singulier, à l’image de son rôle-titre et de son compositeur, la partition de Guercœur semblait avoir été emportée au Ciel, où Vérité prône l’oubli. De cette tragédie lyrique en trois actes, chef-d’œuvre de « toute une vie » d’Albéric Magnard, ne subsistera à sa mort que le second acte : le compositeur et le reste de la partition furent emportés par les flammes du manoir familial le 3 septembre 1914, et ce n’est que grâce à la ténacité de son fidèle ami Guy Ropartz que les actes 1 et 3 purent être reconstitués à l’aide de la réduction piano-chant de l’opéra ainsi que de son souvenir de l’exécution par lui-même du dernier acte en 1908 et de celle du premier par Gabriel Pierné en 1910. Guercœur n’en sortira, malgré tout, pas vainqueur ; il faut attendre 1931 pour que l’œuvre soit créée en entier, « et plus personne plus rien… » jusqu’en 2019, où un courageux directeur d’opéra allemand sortira la partition des marasmes de l’oubli.

« Espoir ! »

101 ans après l’audition du troisième acte de Guercœur aux concerts du Conservatoire de Strasbourg et 93 ans après la première audition intégrale, Guercœur est, pour la première fois, de retour en France. Événement lyrique d’envergure, la nouvelle production de l’Opéra national du Rhin se devait d’être à la hauteur des aspirations du compositeur-librettiste, et doit résonner tel un Hymne à la Justice face à l’injuste oubli.

Acquittement d’une dette ou juste hommage à la portée universelle de l’œuvre, deux Allemands ont été appelés à diriger cette œuvre : Ingo Metzmacher à la direction (remplacé par le chef d’orchestre Anthony Fournier, de l’Opéra Studio de l’OnR, pour les représentations à Mulhouse), et Christoph Loy à la mise en scène.

Le premier, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en grande forme, semble s’être longuement imprégné de cette musique extrêmement complexe et difficile d’exécution afin d’en faire ressortir les finesses et les moindres détails avec précision, insufflant une légèreté toute française à la partition. On s’amuse même à essayer d’entendre des détails d’orchestration qui passent parfois inaperçus dans l’enregistrement de Michel Plasson (EMI, 1986).

Christof Loy, qui a présenté la saison passée Der Schatzgräber (Franz Schreker, 1920) sur cette même scène, a la lourde tâche de mettre en scène cet ouvrage nécessitant de délicats changements de décors, et devant combler les nombreux et longs interludes symphoniques. Il surmonte cependant ces écueils en présentant avec Johannes Leiacker un décor unique (procédé qui leur semble habituel, puisqu’ils ont opté pour la même solution l’an passé), constitué d’un imposant mur monochrome dont la position variera au fil des actes.

« Gloire à toi, Mère divine ! »

Acte I : Guercœur, Vérité, Bonté, Beauté, Ombres © Klara Beck

Au Ciel (actes 1 et 3), dans un Espace d’un noir infini, seules quelques Ombres aux couleurs ternes errent sur le plateau, tentant de raisonner Guercœur. Tour à tour, elles offrent la pureté de leurs timbres et leur diction soignée au malheureux Guercœur pour le dissuader de revenir à la vie. Après L’Ombre d’une vierge (Alysia Hanshaw) et L’Ombre d’une femme (Marie Lenormand), c’est cependant L’Ombre d’un poète de Glen Cunningham qui nous offre les moments de plus grande intensité musicale avec des pianos superbes dans « Renoncement, seule beauté de l’art, ton règne est venu. », prophétisant ainsi les moments de grâce infinie du dernier acte

Mais Guercœur semble déterminé, et implore Vérité de lui rendre la vie. Stéphane Degout, solaire dans le rôle-titre, est à l’aise dans cette partition qui semble presque avoir été écrite pour lui. Très engagé scéniquement et vocalement, il semble vivre avec le personnage, offrant une palette vocale variée avec des passages absolument brillants (« Giselle ! N’aie crainte, ma Giselle ! »), comme d’une noirceur totale (« Peuple, quelle est ta démence ? ») avant l’abandon total à son destin au troisième acte.

Guercœur arrivera en premier lieu dans cette vie qu’il a idéalisé, représentée par un paysage peint (d’après Paysage avec des figures dansantes de Claude Lorrain) entre le Ciel et la Terre, ou l’attend une femme dont on ne voit jamais le visage (allégorie de Giselle qui lui a juré fidélité jusque dans la mort) et est accompagné de Souffrance, omniprésente dans l’action afin d’observer ce dernier connaitre le châtiment de son orgueil. Offrant à son personnage une vraie profondeur, Adriana Bignagni Lesca subjugue par son timbre riche et ses graves sonores et abyssaux.

Acte II : Giselle, Heurtal © Klara Beck

Commencent alors les désillusions. Dans un décor symétrique à celui du Ciel, mais d’un blanc immaculé, Giselle est dorénavant dans les bras de Heurtal, disciple de Guercœur, et Heurtal est maintenant dictateur. Antoinette Dennefeld, que l’on connaît davantage dans le répertoire de l’opéra-comique et bouffe (La Périchole, Carmen, Maître Péronilla), continue son incursion dans le répertoire dramatique français (Pelléas et Mélisande, Werther) et campe une Giselle sublime, tourmentée entre son amour pour Heurtal et sa trahison envers Guercœur. Heurtal d’ailleurs, qui semble peut-être imposer son amour à Giselle comme le suggèrent les gestes violents envers elle, est superbement campé par Julien Henric qui donne à entendre des aigus clairs et perçants, passant aisément au-dessus des chœurs imposants.

Galvanisant la foule, Heurtal mène Guercœur à sa mort, battu par le peuple. Ce peuple, incarné par le chœur de l’Opéra national du Rhin (appuyé d’une quinzaine de renforts) impressionne par sa présence vocale dans les nombreuses pages de révolte au second acte, et donne à entendre des sonorités presque irréelles, au demeurant très réussies, au premier acte (chantant alors depuis le foyer du théâtre).

Revenue au Ciel, « l’âme d’un juste a quitté la terre », et est accueillie par les divinités, qui décrètent par leurs voix le pardon. Eugénie Joneau (Bonté) comme Gabrielle Philiponet (Beauté) offrent des moments de grâce par leurs interventions, culminant dans le sublime quatuor final (« Oublie à jamais l’angoisse passagère ! »). Mais c’est la magnifique Vérité de Catherine Hunold que nous devons saluer : d’abord terrifiante dans le premier acte avec l’orage (« À moi, forces de la nature »), elle emporte la foule dans son monologue prophétique du troisième acte (« Bien mon fils ! L’orgueil a fui ton âme. »). Ce monologue, durant lequel les ombres remplissent progressivement le plateau, tandis que la lumière se fait dans la salle (« Voici venir l’aube des temps nouveaux »), donne terriblement envie d’y croire. Croire en cette prophétie d’harmonie universelle, où ne règne que paix et savoir. En attendant ces temps nouveaux, endormons-nous en paix, bercés par l’espérance…

Tom HEINRICH

Étudiant en master de recherche en musicologie, Tom Heinrich s’intéresse dans le cadre de son mémoire à la question du régionalisme dans la musique d’opéra en Alsace durant la période 1870-1930.

Passionné par la musique française du grand XIXe siècle et avide de découvertes musicales, il fait la connaissance de l’œuvre d’Albéric Magnard lors de son entrée en licence après l’écoute d’extraits de Guercœur. Il développe dans le cadre d’un séminaire autour de « la chute dans les œuvres d’art » une courte réflexion sur la « chute » de Guercœur du Ciel à la Terre, puis de la Terre au Ciel, en lien avec d’autres chutes célèbres dans les arts, et rédige actuellement un court article sur la question du sacré dans l’œuvre de Magnard autour de Yolande, Guercœur et En Dieu mon espérance et mon espée pour ma défense.