Lettre à Guy Ropartz (30 décembre 1895)

 [Paris,] Lundi 30 Xbre au soir [1895]

Mon vieux,

Je n’ai pas eu le temps cette après-midi, ni le loisir de vous parler de votre œuvre[1] et de vous dire tout le bien que j’en pense. Mon impression a été beaucoup plus favorable que le soir où vous me la sabotâtes de si prestigieuse façon.

Mes compliments sans réserve pour votre orchestre. C’est rond, c’est franc, c’est soutenu, à la fois brillant et délicat ; il n’y a pas de critique à vous faire là-dessus. La musique est originale, nerveuse, puissante comme elle l’est presque toujours avec vous ; mais il faut vous corriger d’un défaut qui m’a frappé dans Pêcheur d’Islande, et dans le quatuor ; vous faites trop long et n’avez pas le courage d’émonder vos œuvres ; elles y gagneraient beaucoup. L’abondance et la longueur de vos développements nuisent à la carrure et à la clarté de l’ensemble. Il faut savoir sacrifier même de jolies choses et, le jour où vous serez de cet avis, vous ferez de très belles partitions.

Je garde mon idée sur le premier motif de votre premier morceau ; il se perd et c’est dommage. L’introduction est belle, et la seconde idée charmante. Le scherzo de la deuxième partie ne me parait pas très utile et est mal amené.

Je me suis réconcilié avec le final, dont le premier thème est toutefois un peu mince pour l’ampleur de la conclusion. Quoi qu’il en soit, c’est du nanan, et tous nos bons sociétaires nationaux ont été obligés de reconnaître qu’ils avaient mal jugé, et que vous êtes un bougre. Je me fous d’eux, mais cela m’a fait tout de même un sacré plaisir, car ils sont des juges compétents et je ne suis pas encore dégoûté de la justice.

Vous conduisez avec beaucoup de vigueur et d’entrain ; il ne vous manque que des nuances et du liant dans les teintes douces, dans les demi-teintes ; cela viendra très vite pour peu que vous y fassiez attention et il y aura peu de chefs d’orchestre comme vous dans notre bonne France.

Il me semble que je viens de vous faire beaucoup de compliments. Mais cela ne m’arrive pas si souvent et j’y ai d’autant plus de plaisir que je vous aime bien.

Bonne année à tous.

A. Magnard

[1] Cette lettre commente le 248e concert de la Société Nationale où Doret dirigeait et donnait en première audition la Première symphonie (sur un choral breton), ainsi que les Sept Princesses de Pierre de Bréville et la Joyeuseté d’Avril de Florent Schmitt. L’accueil est favorable, et au chef d’orchestre et au compositeur, notamment de la part de Paul Dukas dans la Revue hebdomadaire.