Lettre à Octave Maus (18 octobre 1900)

[Paris,] 18 8bre 1900

Illustre ami,

Je suis très touché de l’intérêt que vous prenez à ma nouvelle ordure avant de l’avoir sentie[1]. C’est une preuve de confiance dont je ne suis peut-être pas digne. Ainsi que je vous l’ai dit, je n’ai pas fait ce que j’ai voulu dans Guercœur ; je suis retombé dans le wagnérisme, alors que, dans mon œuvre purement musicale, je crois être parvenu à m’en dégager.

Je vous enverrai le livret prochainement et je demanderai une audition à Bruxelles quand l’orchestre sera achevé. Merci encore de votre parfaite obligeance et de votre amitié.

Votre voyage avec une présidente féministe[2] est tombé à pic; malgré le milieu et les préjugés vous serez amené, petit à petit, à envisager cette question des droits de la femme qui, à mon sens, prime tout actuellement dans l’évolution sociale. La Révolution française s’est arrêtée en route pour l’avoir oubliée et le socialisme d’aujourd’hui mourra, s’il la néglige. Les plaies immondes de notre société, le militarisme, l’alcoolisme, la prostitution, ne peuvent s’atténuer et disparaître que par la volonté des femmes et la volonté des femmes ne comptera guère tant qu’elles n’auront pas les mêmes droits civils que nous et nos droits politiques, car alors seulement cette volonté pourra s’épurer, se moraliser et s’exercer dans un sens utile à l’évolution. Il n’en a rien été jusqu’ici. La femme est respectée comme mère, quand elle est mariée, et encore ! (voir le Code, mariage et tutelle) ; mais elle reste considérée comme un animal inférieur en dehors de la maternité légale. Elle se rattrape avec ses armes naturelles, la sensualité notamment, armes qui se retournent contre elle et l’avilissent au lieu de la relever. Il est inadmissible qu’une vierge ou qu’une célibataire qui a franchi le retour d’âge comptent pour rien. Réduire l’influence de la femme à l’influence sexuelle, c’est vouer la femme à la prostitution. Elle doit pouvoir agir autrement qu’à coups de cul et par prouesses péniques et coniformes.

Votre présidente est moins intransigeante que moi parce qu’elle vit dans le monde et moi dans les idées pures ; son idéal d’égalité légale ne peut être que le mien.

Mais cette question traînera tant que les hommes ne s’y mettront pas ; nous avons trop abruti les femmes depuis 4000 ans pour qu’elles puissent déjà marcher toutes seules, et puis, nous tenons tout, tout et leur affranchissement est entre nos mains. C’est pourquoi je parle de tout cela à un organisateur comme vous ; le jour où vous partagerez ces idées, vous vous mettrez au-dessus des railleries des camarades; et vous creuserez le bon sillon, comme vous l’avez fait jusqu’ici en art.

Conclusion: je deviens un épouvantable raseur.

Nos respects les plus affectueux à Madame votre mère, et bonne accolade. En avant, bon Dieu ! En avant ! Sus aux mufles, aux goujats, aux crétins ! Pour l’amour et la liberté !

A. Magnard

[1] Guercœur.

[2] Du 5 au 8 septembre 1900 s’était tenu à Paris un Congrès international de la condition et du droit des femmes, sous la co-présidence de Clémence Royer et Maria Deraismes et la vice-présidence du député socialiste René Viviani, avec pour secrétaire-générale Marguerite Durand, fondatrice du journal féminin et dreyfusard, La Fronde. Ce congrès avait pour la première fois dépassé les revendications concernant l’extension des droits civils des femmes (objet de travaux des sept congrès précédemment tenus depuis 1878) pour aborder solennellement la question du droit de vote. Mandaté par les congressistes, R. Viviani devait déposer a la session parlementaire suivante une pétition à la Chambre, qui aboutit au projet de loi Gautret (1901), demandant le droit de vote pour les femmes célibataires, veuves et divorcées. Cette revendication minimale, appuyée par la grande suffragette française Hubertine Auclerc, fut repoussée, mais elle était désormais lancée dans l’opinion (Maïté Albistur et Daniel Annogathe, Histoire du féminisme français, Paris, 1977).