Lettre à Guy Ropartz (10 septembre 1903)

St-Quay, 10 7bre [1903]

Mon bon vieux,

Septembre s’annonce aussi exécrable qu’août, et ma femme est souffrante, le climat breton ne lui vaut rien.

Nos projets de tourisme dans vos parages me paraissent dans l’eau, dans l’eau de pluie. Je le déplore, car j’ai bien rarement, hélas ! le plaisir de vous voir et d’échanger quelques idées avec vous à l’ombre de votre barbe.

Avez-vous musiqué ce poème de Guérin[1] dont vous m’aviez parlé ? Je serais bien content de gueuler cela. Les œuvres capables de m’intéresser ne sont pas nombreuses, ah ! non, et d’autre part, j’ai tellement remué mon Bach, mon Beethoven et mon Schumann, que je me demande avec terreur si j’aime encore la musique

Quand on a fait le tour des idées, on se sent un peu las. C’est ce qui m’arrive avec ma déplorable aptitude aux idées générales et je voudrais bien vivre ma 39e année dans le XXXe siècle. Malheureusement, pas moyen. Obligé de tourner toujours dans le même cercle jusqu’à l’ultime crevaison.

Avez-vous des tuyaux sur ce qu’on appelle le quatuor nouvel[2], et avez-vous entendu ce nouvel oiseau, la quinte, ou plutôt la quarte de viole ? Il pourrait y avoir du nouveau là pour une oeuvre de musique de chambre.

J’espère que votre femme et vos enfants vont bien. Présentez je vous prie, mes hommages respectueux à Madame Ropartz, et croyez à ma vieille affection.

A. Magnard

[1] Cf. la lettre à G. Ropartz du 1er février 1902.

[2] A. Magnard semble désigner par cette formule la Société d’instruments anciens fondée par H. Casadesus en 1901, comportant un quatuor de Violes auquel était associé un clavecin. Conseillés par C. Saint-Saëns, appuyés par G. Fauré, et d’autres musiciens, H. Casadesus et son ensemble donnèrent des concerts en France et à l’étranger de 1901 à 1959.

Lettre à Octave Maus (18 octobre 1900)

[Paris,] 18 8bre 1900

Illustre ami,

Je suis très touché de l’intérêt que vous prenez à ma nouvelle ordure avant de l’avoir sentie[1]. C’est une preuve de confiance dont je ne suis peut-être pas digne. Ainsi que je vous l’ai dit, je n’ai pas fait ce que j’ai voulu dans Guercœur ; je suis retombé dans le wagnérisme, alors que, dans mon œuvre purement musicale, je crois être parvenu à m’en dégager.

Je vous enverrai le livret prochainement et je demanderai une audition à Bruxelles quand l’orchestre sera achevé. Merci encore de votre parfaite obligeance et de votre amitié.

Votre voyage avec une présidente féministe[2] est tombé à pic; malgré le milieu et les préjugés vous serez amené, petit à petit, à envisager cette question des droits de la femme qui, à mon sens, prime tout actuellement dans l’évolution sociale. La Révolution française s’est arrêtée en route pour l’avoir oubliée et le socialisme d’aujourd’hui mourra, s’il la néglige. Les plaies immondes de notre société, le militarisme, l’alcoolisme, la prostitution, ne peuvent s’atténuer et disparaître que par la volonté des femmes et la volonté des femmes ne comptera guère tant qu’elles n’auront pas les mêmes droits civils que nous et nos droits politiques, car alors seulement cette volonté pourra s’épurer, se moraliser et s’exercer dans un sens utile à l’évolution. Il n’en a rien été jusqu’ici. La femme est respectée comme mère, quand elle est mariée, et encore ! (voir le Code, mariage et tutelle) ; mais elle reste considérée comme un animal inférieur en dehors de la maternité légale. Elle se rattrape avec ses armes naturelles, la sensualité notamment, armes qui se retournent contre elle et l’avilissent au lieu de la relever. Il est inadmissible qu’une vierge ou qu’une célibataire qui a franchi le retour d’âge comptent pour rien. Réduire l’influence de la femme à l’influence sexuelle, c’est vouer la femme à la prostitution. Elle doit pouvoir agir autrement qu’à coups de cul et par prouesses péniques et coniformes.

Votre présidente est moins intransigeante que moi parce qu’elle vit dans le monde et moi dans les idées pures ; son idéal d’égalité légale ne peut être que le mien.

Mais cette question traînera tant que les hommes ne s’y mettront pas ; nous avons trop abruti les femmes depuis 4000 ans pour qu’elles puissent déjà marcher toutes seules, et puis, nous tenons tout, tout et leur affranchissement est entre nos mains. C’est pourquoi je parle de tout cela à un organisateur comme vous ; le jour où vous partagerez ces idées, vous vous mettrez au-dessus des railleries des camarades; et vous creuserez le bon sillon, comme vous l’avez fait jusqu’ici en art.

Conclusion: je deviens un épouvantable raseur.

Nos respects les plus affectueux à Madame votre mère, et bonne accolade. En avant, bon Dieu ! En avant ! Sus aux mufles, aux goujats, aux crétins ! Pour l’amour et la liberté !

A. Magnard

[1] Guercœur.

[2] Du 5 au 8 septembre 1900 s’était tenu à Paris un Congrès international de la condition et du droit des femmes, sous la co-présidence de Clémence Royer et Maria Deraismes et la vice-présidence du député socialiste René Viviani, avec pour secrétaire-générale Marguerite Durand, fondatrice du journal féminin et dreyfusard, La Fronde. Ce congrès avait pour la première fois dépassé les revendications concernant l’extension des droits civils des femmes (objet de travaux des sept congrès précédemment tenus depuis 1878) pour aborder solennellement la question du droit de vote. Mandaté par les congressistes, R. Viviani devait déposer a la session parlementaire suivante une pétition à la Chambre, qui aboutit au projet de loi Gautret (1901), demandant le droit de vote pour les femmes célibataires, veuves et divorcées. Cette revendication minimale, appuyée par la grande suffragette française Hubertine Auclerc, fut repoussée, mais elle était désormais lancée dans l’opinion (Maïté Albistur et Daniel Annogathe, Histoire du féminisme français, Paris, 1977).

Lettre à Octave Maus (29 mai 1899)

 [Paris,] 29 mai [1899]

Cher ami,

Tous mes remerciements pour l’article beaucoup trop flatteur que vous m’avez consacré dans L’Art moderne[1].

Votre emballement sur mes dernières élucubrations est exagéré. J’ai fait des progrès, c’est évident, mais j’ai encore et j’aurai toujours beaucoup à apprendre et il faut le recul des années pour voir ce qu’une œuvre vaut réellement.

Les félicitations désintéressées que j’ai reçues au sujet de ma 3e symphonie m’ont fait plaisir mais je suis de sang-froid et je me défie par instinct des œuvres qui reçoivent à leur apparition, l’approbation unanime des artistes. C’est à la fois une bonne et une mauvaise note. Pour créer des œuvres durables il faut être en avance sur son temps.

Quand d’Indy et son état-major lurent la partition de Parsifal leur impression fut médiocre. Ils s’emballèrent à fond, d’autre part, sur des musiciens comme Lalo, et Chabrier, qui ne tarderont pas à apparaître ce qu’ils sont, des honnêtes mais des médiocres. Idem pour le Déluge de Saint-Saëns dont Vincent me parla jadis avec enthousiasme. J’ai entendu cela l’année dernière chez Colonne[2]. Ce n’est pas bon. Soyons donc défiants et modestes. L’essentiel est de travailler sans arrêt jusqu’à la mort ou au gâtisme.

Mes respectueux hommages a Madame votre mère et affectueusement à vous.

A. Magnard

[1] N° du 28 mai, p. 185, article intitulé : « Albéric Magnard ». Cet article était consacré au concert Magnard du 14 mai 1899 à Paris.

[2] Le poème biblique de Louis Gallet, Le Déluge, musique de Saint-Saëns, a été exécuté aux Concerts Colonne du 15.03.1898.

Lettre à Octave Maus (25 avril 1899)

 [Paris,] 25 avril [1899]

Excellent,

Ci-joint mon offrande à la souscription Séguin[1]. Vous avez bien fait de me prévenir. J’eusse été désolé de ne pas y figurer. Séguin est un grand artiste que j’admire, un brave homme que je voudrais voir souvent. Dites-lui toute mon amitié et toute ma reconnaissance.

Qu’est-ce que vous me chantez que vous êtes mort dans mon souvenir ? C’est moi qui suis mort dans le vôtre. Je ne suis pas allé depuis 1894 à Bruxelles et vous êtes certainement venu à Paris depuis cette date. Alors ?

Est-ce que vous renâclez devant un déjeuner parce que j’ai une femme et un moutard à la maison, ou parce que je suis solidement Drevfusard et que je continue à m’asseoir sur Dieu, les curés, les militaires, la patrie et cette bonne légion d’honneur ?

J’espère que vous n’êtes pas encore pourri à ce point par la société aristocratique et cléricale dans laquelle vous a fourré d’Indy.

Quoi qu’il en soit, ma maison vous est ouverte. Vous le savez. Actuellement, bon Sauternes.

Vieille amitié.

Concert Magnard au Nouveau-Théâtre le 14 mai. Si vous êtes à Paris, je tiens des places à votre disposition. Vous pourrez prendre une vue d’ensemble de mon oeuvre symphonique et l’occasion ne s’en représentera pas de longtemps.

Magnard

[1] Fin avril 1899 un Comité, dont faisait partie O. Maus, ouvrait une souscription pour offrir à Henri Séguin, qui donnait une séance d’adieu à la Monnaie, une statuette de Wotan due a Constantin Meunier. C’est H. Séguin qui avait chanté le rôle de Robert dans Yolande de Magnard à la Monnaie en décembre 1892.

Lettre à Marcel Labey (11 février 1898)

[Paris,] 11.2 [1898 ?[1]]

Cher Monsieur,

L’analyse du scherzo du septième quatuor[2] que vous m’envoyez est ingénieuse, mais elle n’est pas claire et mes vieilles habitudes rationalistes me font un devoir de me défier de termes tels que : deuxième première idée.

Si une idée est première, elle n’est pas seconde, et réciproquement ; seul, un premier second Grand Prix de Rome pourrait se refuser à cette évidence. Je crois d’ailleurs, que, pour analyser nettement du Beethoven, il faut s’occuper beaucoup moins de numéroter les idées que de classer les tons. Je ne chicanerai pas sur les cinq casiers de l’andante mais le chiffre n’a rien de fatidique, et la forme, en ce cas, est celle d’un rondeau.

Vous me ferez plaisir en venant causer de temps à autre et vous ferez bien de causer avec tous les musiciens dont l’œuvre vous intéresse. Quand vous aurez constaté combien tout ce que nous racontons est contradictoire, vous comprendrez qu’il n’y a pas de règles précises en fait de technique, et que les règles d’école ne sont utiles que comme gymnastique d’assouplissement.

Si Bach avait entendu le treizième quatuor de Beethoven, son ahurissement n’aurait pas été moindre que celui de Beethoven entendant le prélude, pourtant si tonal, de Tristan. La grosse affaire est de s’émouvoir.

Vous avez peiné dans des exercices préparatoires indispensables ; cela est bien, il s’agit maintenant de les oublier. Lisez du Pascal ou du Diderot, du Bossuet ou du Spencer, contemplez des Rembrandt ou des Rubens, admirez le ciel et les étoiles, mais pour Dieu ! quand un rythme ou un chant vous vient, ne pensez à rien d’autre qu’à faire quelque chose de beau.

Cordialement.

A. Magnard

[1] L’année de cette lettre n’est pas mentionnée. À notre avis, elle ne peut remonter au-delà de 1898, date à laquelle Labey s’inscrit à la Schola Cantorum. Elle nous prouve que Magnard continua à faire œuvre d’enseignement informel après l’hiver 1896-97, au cours duquel il avait remplacé à la classe de contrepoint Vincent d’Indy, retenu par les répétitions de Fervaal à Bruxelles.

[2] Le septième quatuor de Beethoven. L’analyse des quatuors de Beethoven était un exercice de base de la formation dispensée par la Schola Cantorum (cf. les nombreuses recommandations de d‘Indy à ce sujet dans sa correspondance avec Witkowski ou Ropartz, naturellement reprises tout au long de la correspondance de Magnard).

Lettre à Emile Zola (15 janvier 1898)

 [Paris,] 15.1. 1898[1]

Bravo, Monsieur, vous êtes un crâne ! En vous, l’homme vaut l’artiste.

Votre courage est une consolation pour les esprits indépendants. Il y a donc encore des Français qui préfèrent la justice à leur tranquillité, qui ne tremblent pas à l’idée d’une guerre étrangère, qui ne se sont pas aplatis devant ce sinistre hibou de Drumont[2] et ce vieux polichinelle de Rochefort[3].

Marchez ! Vous n’êtes pas seul[4]. On se fera tuer au besoin.

A. Magnard

[1] Cette lettre est datée du jour même où paraît dans l’Aurore l’article : « J’accuse ». Zola y dénonce le récent verdict du Conseil de guerre qui venait d’innocenter Esterhazy pour culpabiliser Dreyfus une deuxième fois. Cet article relance l’affaire devant l’opinion, lui donnant des proportions qu’elle n’avait encore jamais acquises, et constitue le coup d’envoi le plus spectaculaire de la campagne révisionniste des dreyfusards.

[2] Édouard Drumont, le plus célèbre représentant de l’antisémitisme français, auteur d’un violent pamphlet, La France juive (1886), et fondateur en 1892 du journal antisémite La libre parole.

[3] Henri Rochefort (1851-1915), journaliste français qui prit violemment parti dans toutes les grandes querelles de la fin du siècle ; après avoir fait campagne contre l’Empire dans La Lanterne, il soutint la Commune, puis le général Boulanger ; vigoureux dénonciateur des « Chéquards » dans l’affaire Panama, il finit par s’engager du côté des anti-dreyfusards avec sa virulence habituelle.

[4] En février 1898, alors que se déroule le procès Zola, le musicien signera le Manifeste des Intellectuels, protestation contre la violation des formes juridiques au procès de 1894 et contre les mystères entourant l’affaire Esterhazy.

Lettre à Guy Ropartz (22 février 1897)

 [Paris,l 22.2.[1897]

Mon cher vieux,

Bien souvent, bien tristement ces jours-ci, j’ai pensé à vous, à votre pauvre femme et au petit Jean.

J’aime les enfants. Mais celui-ci m’avait séduit par la douceur vraiment divine de ses yeux et de son visage. Je le vois, toujours en extase devant le violon d’Ysaÿe et ce souvenir garde une netteté singulière.

La mort d’un être aimé est chose affreuse, mais la perte d’un enfant est la plus dure à subir. Ils sont si purs que nous regrettons tout d’eux et qu’aucune réalité n’assombrit leur souvenir. J’ignorais que Gaud et Yves[1] fussent sérieusement malades. Votre inquiétude doit être horrible, mon pauvre ami, et je vous plains, ainsi que votre femme, de tout mon cœur.

Ne craignez pas d’exagérer les précautions antiseptiques. Inondez l’appartement de sublimé, et tâchez de supprimer toute communication entre les deux malades. L’isolement absolu est le meilleur garant de la guérison.

Que puis-je vous dire, mon bon vieux ? Je comprends toute votre douleur, et de toute mon amitié, je vous souhaite le rétablissement rapide de Gaud et Yves. Avec quelle ferveur je prierais pour vous si je croyais à un Dieu secourable ! La vie est rude comme la mort, et je vous embrasse affectueusement.

A. Magnard

[1] Gaud, fille aînée ; Yves, troisième fils de Ropartz.

Lettre à Guy Ropartz (30 décembre 1895)

 [Paris,] Lundi 30 Xbre au soir [1895]

Mon vieux,

Je n’ai pas eu le temps cette après-midi, ni le loisir de vous parler de votre œuvre[1] et de vous dire tout le bien que j’en pense. Mon impression a été beaucoup plus favorable que le soir où vous me la sabotâtes de si prestigieuse façon.

Mes compliments sans réserve pour votre orchestre. C’est rond, c’est franc, c’est soutenu, à la fois brillant et délicat ; il n’y a pas de critique à vous faire là-dessus. La musique est originale, nerveuse, puissante comme elle l’est presque toujours avec vous ; mais il faut vous corriger d’un défaut qui m’a frappé dans Pêcheur d’Islande, et dans le quatuor ; vous faites trop long et n’avez pas le courage d’émonder vos œuvres ; elles y gagneraient beaucoup. L’abondance et la longueur de vos développements nuisent à la carrure et à la clarté de l’ensemble. Il faut savoir sacrifier même de jolies choses et, le jour où vous serez de cet avis, vous ferez de très belles partitions.

Je garde mon idée sur le premier motif de votre premier morceau ; il se perd et c’est dommage. L’introduction est belle, et la seconde idée charmante. Le scherzo de la deuxième partie ne me parait pas très utile et est mal amené.

Je me suis réconcilié avec le final, dont le premier thème est toutefois un peu mince pour l’ampleur de la conclusion. Quoi qu’il en soit, c’est du nanan, et tous nos bons sociétaires nationaux ont été obligés de reconnaître qu’ils avaient mal jugé, et que vous êtes un bougre. Je me fous d’eux, mais cela m’a fait tout de même un sacré plaisir, car ils sont des juges compétents et je ne suis pas encore dégoûté de la justice.

Vous conduisez avec beaucoup de vigueur et d’entrain ; il ne vous manque que des nuances et du liant dans les teintes douces, dans les demi-teintes ; cela viendra très vite pour peu que vous y fassiez attention et il y aura peu de chefs d’orchestre comme vous dans notre bonne France.

Il me semble que je viens de vous faire beaucoup de compliments. Mais cela ne m’arrive pas si souvent et j’y ai d’autant plus de plaisir que je vous aime bien.

Bonne année à tous.

A. Magnard

[1] Cette lettre commente le 248e concert de la Société Nationale où Doret dirigeait et donnait en première audition la Première symphonie (sur un choral breton), ainsi que les Sept Princesses de Pierre de Bréville et la Joyeuseté d’Avril de Florent Schmitt. L’accueil est favorable, et au chef d’orchestre et au compositeur, notamment de la part de Paul Dukas dans la Revue hebdomadaire.

Lettre à Octave Maus (8 avril 1895)

 [Paris,] lundi soir 8 avril [1895]

Mon cher Maus,

Je trouve en rentrant votre vaillante revue et l’article vraiment trop élogieux qu’elle renferme[1]. Merci encore et cordialement. je suis heureux de vous avoir dédié une œuvre qui vous plaît et aussi d’avoir passé quelques bonnes journées en votre compagnie ; tout cela cimente une amitié qui durera, j’en suis sûr, autant que nous.

J’ai rejoint Ropartz à Liège. Nous avons rigolé ferme, dormant peu, hélas ! mais toujours saoûls. Certaine nuit où Ropartz joua des valses et des mazurkas au bordel, tandis que les poètes et critiques qui nous accompagnaient dansaient avec d’horribles et vieilles putains à peu près nues, me restera dans la mémoire. Quant à moi, toutes ces dames me prirent d’abord pour un prêtre, puis pour un cabot de café-concert, et la maquerelle d’ajouter : « Oui, t’a l’air d’un artiste. Tout le monde ne peut pas l’être ».

Le Quatuor de mon copain[2] a été exécuté assez médiocrement. L’alto est bon, mais les trois autres ne valent pas cher. Ils ont été pourtant consciencieux et j’ai pu avoir une idée nette de l’œuvre. Je trouve ce quatuor très remarquable, et, sauf quelques coins du final, il me paraît solidement bâti. Il faut absolument qu’Ysaÿe le prenne et le pioche. Zimmer[3], qui est venu à l’exécution, a été, je crois, ravi de l’andante.

Nous avons poussé hier jusqu’à Cologne et nous avons eu notre concert Wüllner[4]. Ce vieux squelette est vraiment prodigieux dans la symphonie en ut mineur[5] et nos chefs d’orchestre devraient bien lui demander des tuyaux sur les finals, qu’il transfigure. Exécution beaucoup moins étonnante de la messe en ré[6]. Chœurs mous et peu nuancés.

Je regrette fort de ne pas vous avoir eu avec nous ; la joie eût été complète.

Je compte vous voir bientôt à Paris. N’oubliez pas de venir déjeuner.

Mes respectueux hommages à Madame Maus que je n’ai pas vue, à mon grand regret, avant mon départ, et une reconnaissante poignée de mains.

A. Magnard

[1] L’Art moderne du 7 avril pp. 109-110, contient un compte rendu du concert de la Libre Esthétique qui débutait par le quintette de Magnard.

[2] Le 6 avril 1895 à Liège, le Quatuor liégeois a donné une séance de musique de chambre. Au programme figurait notamment le 1er quatuor en sol mineur de Ropartz.

[3] Albert Zimmer (1874-1940), violoniste belge, fondateur du Quatuor Zimmer.

[4] Franz Wüllner (1852-1902), était alors directeur des Concerts du Gürzenich, à Cologne.

[5] Probablement de Beethoven.

[6] Probablement de Beethoven.

Une traduction de la « Walkyrie » de Wagner

Au Jour le Jour

Une traduction de la « Walkyrie »

Alfred Ernst a entrepris une nouvelle adaptation à notre scène du drame wagnérien. Sa traduction de la Walkyrie, qui vient de paraître, dénote une forte dépense d’énergie, de science et de talent. En toute justice, attirons sur son œuvre l’attention du grand public.

Ernst est un brave. Nulle besogne plus décevante que de traduire Wagner. Il faut se résigner à n’être compris et encouragé que par une élite de compositeurs et de critiques, par ceux qui savent leur métier et – un peu d’allemand ; ils sont rares. On s’expose ensuite à être dévoré tout cru par ses devanciers ou ses rivaux. Les traducteurs wagnériens sont, hélas ! des hommes et, comme tels, convaincus de leur mérite exclusif. Les polémiques que suscita cet hiver une nouvelle version des Maîtres Chanteurs, aux Concerts d’Harcourt, ont prouvé une fois de plus combien les artistes se soucient peu de l’art quand leur vanité ou leur coffre-fort sont en jeu.

Bien que je n’aie pas l’honneur de connaître M. Ernst, je présume qu’il se console de ces petits désagréments. La préface de sa plaquette ne reflète qu’une inquiétude, très artistique : est-il parvenu, comme il s’y est acharné, à nous donner une bonne traduction ? Là est toute la question, et l’on n’en devrait pas sortir quand on s’empoigne sur les textes du grand musicien.

La version de M. Ernst a un avantage indéniable sur celles déjà parues ; elle ne modifie pas le texte musical et respecte néanmoins l’accent dramatique et les lois de la prosodie. C’est une traduction mot pour mot, mot pour note, d’une exactitude presque absolue ; un vrai travail de bénédictin. Au point de vue purement musical, je la crois la perfection.

Mais la musique n’est pas tout dans le drame wagnérien et M. Ernst lui-même l’a dit souvent et bien. La littérature de Wagner, bien qu’inséparable de la musique et du décor, a une valeur intrinsèque caractéristique et par sa grammaire et par sa syntaxe et d’abord par l’ardente poésie qui la vivifie.

Je ne reprocherai pas au traducteur d’avoir renoncé à des recherches de mots synthétiques et d’allitérations contraires au génie de notre langue, mais je lui en veux de ne pas avoir fait passer dans sa prose le souffle épique des périodes wagnériennes. Certains morceaux, tel le chant d’amour de Siegmund au premier acte, sont cependant traduits à souhait. Pourquoi tout n’est-il pas à l’avenant, pourquoi trouve-t-on çà et là des gaucheries, des obscurités ou de simples barbarismes ?

Je ne sais qu’une traduction de Wagner qui m’ait donné le frisson de Bayreuth ; le magnifique Parsifal de Mme Judith Gautier. Malheureusement, l’auteur ne s’y préoccupe pas des exigences prosodiques et, pour chanter son texte, il faudrait bouleverser la partition.

Les traducteurs wagnériens tournent dans un cercle vicieux. Ou ils font œuvre littéraire et se heurtent aux obstacles de la déclamation musicale, ou ils surmontent ces obstacles au détriment de la forme poétique. Trop souvent aussi ils saccagent poésie et musique. C’est le cas de M. Nuitter et même de M. Wilder, qui fut un critique de beaucoup de talent, non un traducteur, encore moins un poète.

Pour une version idéale du drame wagnérien, qui réunirait l’art de Mme Gautier et la science de M. Ernst, il nous faudrait un homme de génie. Nous en verrons éclore un bientôt, je l’espère, dans les couveuses du Conservatoire ; mais il aura mieux à. faire que des traductions.

Ne cherchons donc pas chicane à M. Ernst. Sachons-lui gré dé pouvoir chanter un Wagner non tripatouillé et de comprendre sans le secours du dictionnaire la langue archaïque, abstraite, souvent obscure du maître.

Sa traduction, somme toute, est bien préférable à celles que nous connaissions. Les musiciens doivent le lui dire et l’encourager dans son labeur d’enfer.

Albéric Magnard.